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Insertion professionnelle des personnes handicapées : les dilemmes de la communication

Publié par Lucile Desmoulins (labo DICEN-IDF), Norbert Nardone (labo HT2S-CNAM) et Zineb B. Serghini (Univ Catho Lille) le - mis à jour à

En France, la communication publique en faveur de l'emploi de personnes en situation de handicap se heurte notamment à l'objectif politique de 6 % d'emploi sous menace de sanctions financières des organisations contrevenantes. Ce système d'obligation est controversé pour ses effets pervers.

Des entreprises réservent surtout aux personnes handicapées des emplois peu gratifiants, à faible niveau de compétences et de responsabilités, ou sans possibilité d'évolution de carrière. Des salariés seraient aussi incités par leur entreprise à déclarer et faire reconnaître un handicap en vue de bénéficier d'aides publiques.

Nos récentes recherches suggèrent que les modalités d'incitation et de coercition en faveur de l'emploi de personnes en situation de handicap inciteraient les dirigeants d'entreprise, les managers et les recruteurs à penser cet emploi comme une contrainte pénible plutôt qu'une opportunité pour améliorer l'organisation globale du travail et la qualité de vie au travail de chacun, d'où le choix d'une communication publique axée sur des considérations gestionnaires plutôt que des valeurs morales, des jugements éthiques ou des sentiments comme l'empathie ou la pitié. Il n'est pourtant pas anodin de privilégier dans l'argumentation la performance au détriment de l'émotion.

L'analyse des campagnes de communication pour l'intégration des personnes handicapées souligne la rareté des émotions dicibles en entreprise, ainsi que les normes très contraignantes qui dictent les " bonnes manières " d'exprimer des émotions. Le handicap reste un sujet compliqué à aborder pour un communicant. Au mieux, il suscite peu d'intérêt. Au pire, chacun s'identifie douloureusement ou coupablement aux personnes handicapées privées d'emploi, et la tentation est grande de détourner les yeux.

Une rhétorique principalement gestionnaire

Le corpus de notre étude inclut les supports de communication audiovisuels diffusés en 2018 par deux partenaires, l'Association de gestion du fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph) et le secrétariat d'État aux personnes handicapées, sur les plates-formes YouTube et Dailymotion.

Nous avons, entre autres, étudié la campagne " Duodays ", qui montre principalement des interviews croisées de salariés handicapés et de leurs collègues ou managers valides ; un documentaire sur la visite d'un Établissement et service d'aide par le travail (ESAT) par la secrétaire d'État auprès du premier ministre chargée des personnes handicapées ; et la lecture filmée d'un discours politique à deux voix.

Dans les films du corpus, les arguments économiques priment et les émotions négatives sont oblitérées au profit d'une joie souvent artificielle et d'un happy end systématique. Il s'agit de prouver, images, portraits et interviews à l'appui, que le handicap n'est pas un frein à l'emploi. Ces films nient la réalité des difficultés que les personnes handicapées doivent surmonter, et limitent leur capacité à faire naître l'empathie, la compassion ou l'admiration. Ils dressent le portrait d'un salarié idéal, car efficace, courageux à la tâche et enthousiaste.

Afin de récuser toute idée d'assistanat, ils montrent des personnes atteintes de handicaps légers, qui travaillent et qui sont autonomes par rapport à leur entourage et vis-à-vis de la société. Conformément aux logiques managériales, elles sont valorisées parce que responsables de leur destin et du succès de leur insertion professionnelle. Heureuses de travailler, les personnes handicapées interviewées participent à soulager la mauvaise conscience des valides.

La plus grande campagne en nombre de films produits et diffusés est la campagne " Duodays " qui représente toujours des binômes de salariés, le plus souvent une personne handicapée et son collègue ou son manager valide, interviewés ensemble. Ces films sont le résultat d'un lourd travail de sélection des images et de montage comme en attestent les nombreuses découpes. Dans les interviews, les personnes en situation de handicap ont toujours le plus grand temps de parole.

La mise en scène n'est pas neutre, la personne en situation de handicap est plutôt face caméra tandis que le valide est généralement de trois quarts. L'attitude protectrice de ce dernier, qui acquiesce et sourit d'un air entendu n'est pas condescendante. Elle élève la personne handicapée en dignité puisque c'est vers elle que le regard doit se diriger.


" Entretien d'embûches ", le premier épisode de Modes d'emploi, une série de tutoriels pour sensibiliser au handicap invisible dans l'emploi (APF France en partenariat avec l'Agefiph).


Ces films ne culpabilisent pas les chefs d'entreprise, les recruteurs et les managers. Ils ne dénoncent jamais la cohérence limitée entre leurs comportements vis-à-vis des demandeurs d'emploi handicapés et les normes et valeurs morales qu'ils entendent désormais défendre dans le cadre de la Responsabilité sociétale des entreprises (égalité, équité, non-discrimination, respect, tolérance, indulgence, humanisme, développement personnel).

Ces campagnes pourraient mobiliser des émotions telles que l'empathie, la compassion, l'admiration ou encore l'angoisse existentielle, par effet d'identification, mais il n'en est rien. Dans l'ensemble de ces films, le ressort persuasif de l'émotion n'est là que sur un mode mineur, loin derrière l'argument de la rentabilité des politiques inclusives d'emploi de personnes handicapées.

L'émotion se manifeste sous la forme d'une sérénité tranquille pour les handicapés et d'une bienveillance discrète aux accents paternalistes pour leur entourage professionnel. Ces campagnes de plaidoyer en faveur de l'emploi des personnes handicapées illustrent bien un dilemme rhétorique classique : l'art du plaidoyer réside dans un dosage savant entre noblesse d'une argumentation rationnelle et puissance persuasive d'une vulgaire émotion.


Publiée en partenariat avec The Conversation, cette contribution s'appuie sur l'article de recherche intitulé " Rationalités gestionnaire et pathémique dans les films de communication publique en faveur de l'emploi des personnes en situation de handicap " publié dans " Les Cahiers Protagoras " en 2020.





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