Pourquoi notre santé et celle de la planète se jouent dans nos assiettes
Par Michel Duru, directeur de recherche, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Inrae et Patrick Caron, vice-Président de l...
Je m'abonnePar Michel Duru, directeur de recherche, UMR AGIR (Agroécologie, innovations et territoires), Inrae et Patrick Caron, vice-Président de l'Université de Montpellier en charge des relations internationales, Président d'Agropolis International, chercheur sur les systèmes alimentaires, Cirad
La crise sanitaire mondiale provoquée ces derniers mois par le Covid-19 est symptomatique des interconnexions entre santé humaine, animale et environnement dans un contexte de mondialisation. Elle s'inscrit dans une période - depuis la fin du XXe siècle - d'accélération des phénomènes d'émergences épidémiques, qui a fait naître des courants de pensée proposant des approches intégrées de la santé.
Initialement focalisées sur les zoonoses (maladies transmissibles de l'animal à l'homme), ces approches systémiques se sont progressivement étendues à d'autres domaines de la santé, jusqu'à considérer les liens entre santé humaine, état des écosystèmes et équilibre des grands processus qui régulent le système terrestre (à l'image du climat).
Dans ce cadre, la notion de " santé " caractérise la capacité des écosystèmes et de la planète à fournir, dans la durée, un ensemble de services appelés " écosystémiques ", c'est-à-dire nécessaires à la survie et au bien-être de l'humanité.
Nous nous intéressons ici à ces dimensions de la santé en lien avec nos systèmes alimentaires.
Revenons à la pandémie de Covid-19 : les personnes les plus touchées par les formes sévères de la maladie et la mortalité sont de loin les personnes âgées, du fait des défaillances de leur système immunitaire et respiratoire liées au vieillissement.
Mais parmi les sujets présentant un risque accru, on retrouve aussi, indépendamment de l'âge, les personnes souffrant de maladies chroniques non transmissibles comme les maladies cardiovasculaires, l'hypertension ou le diabète. Des maladies souvent associées à des régimes alimentaires déséquilibrés.
En plus d'être un facteur de risque pour certaines maladies infectieuses, les pathologies liées à une mauvaise alimentation (y compris certains cancers) ont causé, en 2017 dans le monde, 11 millions de décès prématurés (soit 22 % de la mortalité totale parmi les adultes) et la perte de 255 millions d'années de vie en bonne santé.
Il est maintenant démontré que les liens entre alimentation et santé reposent en grande partie sur la communauté de microorganismes que nous hébergeons au sein de notre système digestif (le microbiote intestinal). Le microbiote intestinal au service de notre santé. (Université de Liège, 2017). Une alimentation moins diversifiée, plus déficiente en certains nutriments et enrichie en produits ultra-transformés - qui modifient la structure ou matrice des aliments et contenant des additifs artificiels - est associée à un microbiote appauvri et à diverses pathologies chroniques.
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C'est donc bien l'ensemble du " système alimentaire " qui est en cause, au sens où le définissait déjà Louis Malassis en 1994 dans son ouvrage Nourrir les hommes : " La manière dont les hommes s'organisent, dans l'espace et dans le temps, pour obtenir et consommer leur nourriture. " Au cours des dernières décennies, ce système s'est transformé rapidement dans de nombreuses régions du monde, en lien avec l'urbanisation, le développement du travail salarié des femmes, l'essor de la grande distribution, la diminution de la part du budget des ménages consacrée à l'alimentation, du temps dédié à la préparation des repas.
Cette transformation des modes de consommation alimentaire est allée de pair avec de profonds changements dans les systèmes de production.
À partir des années 1960, l'objectif des politiques agricoles visant à augmenter rapidement la production pour assurer l'approvisionnement d'une population mondiale croissante a connu un relatif succès, au prix d'une extension des surfaces cultivées (essentiellement en zone tropicale au profit des systèmes alimentaires européens) et d'une homogénéisation et d'une intensification des systèmes de culture et d'élevage.
Cette extension s'est faite au détriment de milieux naturels jouant un rôle régulateur essentiel : entre 2000 et 2010, il y a eu ainsi, selon les données de la FAO une perte nette de superficie forestière de 7 millions d'hectares par an dans les pays tropicaux et un gain net de superficie des terres agricoles de 6 millions d'hectares par an.
Cette homogénéisation s'est traduite par la spécialisation des exploitations agricoles et des bassins de production sur quelques cultures majeures au détriment de la diversité et de la résilience, avec une concentration des efforts d'amélioration génétique sur un nombre restreint d'espèces.
Pour prendre quelques exemples emblématiques, entre 1961 et 2018, toujours selon les données de la FAO, les superficies cultivées en soja et en palmier à huile ont été multipliées par cinq, tirées respectivement par le développement de l'élevage intensif et de l'industrie agroalimentaire en Europe et en Amérique du Nord puis en Asie.
Alors que l'Amérique du Sud ne représentait que 1 % des surfaces de soja en 1961, cette proportion a atteint 46 % en 2018. Dans le même temps, la part de l'Asie du Sud-Est en termes de surfaces de palmier à huile passait de 3 à 68 %. Enfin, l'intensification des systèmes de production agricole s'est accompagnée d'un recours massif aux énergies fossiles, à l'irrigation et aux intrants de synthèse tels qu'engrais minéraux (dont certains issus de sources non renouvelables comme les phosphates), pesticides et antibiotiques.
Soja, la déforestation dans nos assiettes (France 24, 2018).
On le voit, les systèmes alimentaires se situent à l'interface de questions de santé touchant les communautés humaines, les animaux, les plantes, les écosystèmes et la planète.
L'alimentation a une influence majeure sur la santé humaine et l'accès pour tous à une alimentation de qualité se pose avec acuité. La destruction des habitats et les changements climatiques imputables à certaines activités agricoles menacent les capacités de production futures et concourent aux émergences épidémiques, chez les animaux comme chez les plantes.
Ils contribuent aussi à la prolifération d'espèces invasives, vectrices de maladies ou ravageuses des cultures. Les maladies des plantes génèrent des pertes de récolte importantes au niveau mondial, et celles-ci représentent autant de ressources gaspillées ou de pollutions évitables ayant servi à leur production. Les pesticides utilisés pour limiter leurs dégâts - qui se retrouvent dans l'eau, les sols et les aliments - peuvent s'avérer toxiques pour d'autres êtres vivants.
Une étude analysant les données de 27 années dans 63 réserves naturelles en Allemagne révélait ainsi, en 2017, un déclin de 75 % de la biomasse d'insectes volants, potentiellement attribuable à de multiples causes dont la fragmentation et l'appauvrissement spécifique des milieux, le changement climatique et l'intensification agricole. Rappelons également que certains pesticides sont suspectés d'être cancérigènes pour les êtres humains.
Les molécules antibiotiques utilisées à grande échelle en élevage et en agriculture favorisent aujourd'hui l'apparition de bactéries résistantes qui constituent une menace grandissante. Les excédents d'azote et de phosphore, issus des apports d'engrais minéraux ou des élevages intensifs, se retrouvent dans l'eau, pouvant conduire à l'eutrophisation des milieux aquatiques.
Tous ces constats appellent une profonde transformation des systèmes alimentaires - souhaitée par de nombreux citoyens - pour assurer une alimentation durable d'un point de vue environnemental (assurant le renouvellement des ressources, limitant l'impact sur le changement climatique et évitant les pollutions), sanitaire (pour les consommateurs comme pour les producteurs) et socio-économique (offrant aux producteurs la possibilité de vivre dignement de leur travail et contribuant au développement du territoire).
Cela passe notamment par le développement d'une " économie circulaire " à l'échelle locale, favorisant la diversité cultivée, maximisant la réutilisation de co-produits de l'agriculture et de l'élevage, réduisant la dépendance des agriculteurs, diversifiant l'offre alimentaire et rapprochant consommateurs et producteurs, comme le propose le mouvement de l'agroécologie.
Pour autant, nous vivons dans un monde globalisé où les interdépendances sont fortes ; et la mondialisation présente également des avantages en termes de processus de régulation des stocks et des prix.
Une transformation en profondeur du système alimentaire ne peut donc résulter que d'actions complémentaires à différents niveaux : cadres internationaux, en particulier pour le commerce ou les réglementations environnementales ; politiques européennes et nationales ; projets de territoire et innovations locales.
Jusqu'à présent essentiellement focalisées sur la production, les politiques agricoles doivent changer de paradigme, en privilégiant sur ces quatre aspects : la capacité d'accès à une alimentation saine ; une transformation des systèmes de production et des chaînes de valeur pour assurer leur contribution au développement durable ; une contribution de l'agriculture à la lutte contre les changements climatiques ; une renaissance des territoires ruraux.
La pandémie qui vient de secouer la planète nous alerte aussi sur les risques liés à une forte dépendance vis-à-vis de l'international pour certains produits de première nécessité - médicaments et produits alimentaires. À plus long terme, nous sommes mis au défi d'opérer une transition de nos systèmes alimentaires au bénéfice de notre santé et de la planète. Espérons que la crise que nous vivons contribue à accélérer cette nécessaire évolution.
Mélanie Broin (Agropolis International) est co-autrice de cet article publié en partenariat avec The Conversation.